Manager à succès dans le cyclisme, Dave Brailsford tisse sa toile en s’appuyant sur la force D’INEOS.  À Nice, il est parvenu à manœuvrer pour être désormais au centre des décisions.
À cinq jours du départ du Tour de France, l’un de ses visages les plus connus entretient le mystère sur sa présence. Les mains dans le cambouis à l’OGC Nice, Dave Brailsford sera-t-il présent à Copenhague (Danemark) vendredi, pour la première étape ? Cinq membres d’Ineos Grenadiers contactés cette semaine n’ont pu apporter de réponse. S’il ne pouvait rejoindre ses coureurs, ou s’il débarquait en cours de route, le numéro deux de l’équipe, Rod Ellingworth, ferait un manager général par intérim. On dit le Gallois moins présent, mais il a toujours été si discret qu’il n’est pas aisé de faire la différence. Les décisions stratégiques lui appartiennent toujours: fin mars, il a été à la manœuvre pour prolonger le contrat de Tom Pidcock, l’un des joyaux de l’effectif. À ce jour, il garde la haute main sur le budget XXL (autour de 50 millions d’euros) et le choix des coureurs.
 
Mais ces derniers mois, son horizon s’est largement élargi au sein de la maison mère Ineos. Jim Ratcliffe, patron milliardaire vouant une passion à ceux qui mouillent le maillot, lui a confié la branche compétitions du géant de la pétrochimie. Promu le 17 décembre directeur du sport, cet aimant à trophées (sept Tours de France depuis 2012, dix-huit titres olympiques entre 2004 et 2012) a pris un temps pour observer les habitudes de travail des composantes de l’écosystème. Outre le football et le vélo, s’y agrègent la Formule 1 (via des parts chez Mercedes), la voile (défi britannique de la Coupe de l’America) et le rugby (collaboration avec les All Blacks). Avec en creux l’idée de bâtir des passerelles de performance.
 
À Nice, tête de pont d’un secteur football comprenant aussi le Lausanne-Sport (rétrogradé en D2 suisse) et le Racing Club d’Abidjan (pour la formation), Brailsford a fait passer ce message en interne : « Je ne connais pas le football mais je sais comment gagner. Alors je vais apprendre vite, et on gagnera. » Pour ça, il a fallu s’immerger dans une organisation bien rodée : le président, Jean-Pierre Rivère, et le directeur du football, Julien Fournier, font équipe depuis plus d’une décennie, le second gérant au quotidien les principaux dossiers. S’y ajoute Bob Ratcliffe, frère de Jim, qui chapeaute officiellement la galaxie ballon rond depuis le rachat du club en 2019, sans jamais entrer en défiance vis-à-vis des hommes en place.
 
Introduit par Rob Nevin, son prédécesseur, Brailsford a gagné en poids à mesure que les résultats des Aiglons se sont étiolés et que les tensions entre Fournier et l’entraîneur Christophe Galtier se sont accrues. Tensions nées de divergences sur le recrutement, dont Galtier a remis en question la pertinence et le rapport qualité-prix. Et cela directement auprès de Brailsford, sentant chez l’Anglais une volonté de jouer un rôle. De là s’est nouée au printemps une alliance de circonstance entre le coach si respecté et le nouveau venu, qui disposait de la matière pour signifier au grand patron que Fournier, et accessoirement Bob Ratcliffe, ne maîtrisaient plus vraiment la situation. Et ainsi passer l’épaule.
 
Sa cote élevée au pays en a fait un candidat naturel pour remettre de l’ordre dans une maison plus lézardée qu’il n’y paraît. Une aptitude recherchée : fin mai, le cricket britannique l’a chargé d’une analyse approfondie. Au Gym, il a été investi à la même période d’une mission d’audit. Il connaissait déjà bien le centre d’entraînement, où certains coureurs installés dans la région, comme Christopher Froome, visitaient parfois le secteur médical. Brailsford est installé dans le bureau de Rivère, qui ne l’occupe qu’à temps partiel. Il y côtoie Fran Millar (la sœur de l’ancien coureur, David), déjà proche collaboratrice pendant plus d’une décennie au sein de l’équipe Sky. Si les conclusions officielles de l’audit se font attendre, il a déjà été acté avec l’intéressé que le mandat de Fournier prendrait fin en même temps que le mercato. Même si, d’ici là, un revirement ne peut être totalement exclu.
 
Pour le directeur du football, le rôle grandissant confié à Brailsford a été perçu comme une mise sous tutelle, et il a fait comprendre qu’il ne pouvait envisager de voir ses prérogatives rognées. Pour autant, les deux hommes collaborent toujours en bonne intelligence, en particulier sur le dossier de l’entraîneur. Dans l’éventualité d’un départ de Christophe Galtier au PSG, désormais imminent, ils ont mené de concert les discussions avec Lucien Favre. Déjà sur le banc entre 2016 et 2018, le Suisse leur a donné son accord de principe depuis deux semaines.
 
Dans les autres bureaux, c’est le flou qui prime. Brailsford s’est entretenu avec les managers des différents services, et chacun est désormais suspendu à ses lèvres. « Humainement, il passe bien, mais tout le monde préférerait ne pas le voir, glisse un habitué des lieux. Le temps qu’il met à aboutir à des décisions pourrit la vie de certains, qui ne savent pas à quoi s’en tenir. L’atmosphère est plombée, une forme de terreur silencieuse s’est installée. » On s’inquiète notamment du côté de la cellule de recrutement, dont plusieurs membres sont en fin de contrat.
 
Le retour au premier plan de Brailsford, 58 ans, est une surprise. À deux reprises, il a été proche de cesser toutes ses activités. En septembre 2019, deux mois après que le Colombien Egan Bernal a rapporté à Ineos (ex-Sky) un septième maillot jaune en huit éditions, il annonçait souffrir d’un cancer de la prostate. Il était bien présent au Tour suivant, mais plus discret que jamais ; il est vrai que ses coureurs étaient en retrait. À l’arrivée, il confiait avoir subi une opération au cœur plus tôt dans l’année. L’hypothèse de son remplacement par Ellingworth s’était alors matérialisée une première fois.
 
En agrégeant la formation cycliste à l’empire Ineos, Jim Ratcliffe avait pris position : au premier soupçon de dopage, il suspendrait son soutien. Or le procès retentissant qui a tenu le Royaume-Uni en haleine ne l’a pas poussé à trancher. L’ancien médecin de Sky Richard Freeman a été reconnu coupable d’achat de testostérone. Un produit interdit. La longue séquence judiciaire a apporté moins de réponses qu’elle n’a soulevé de questions. En filigrane, celle-ci : y a-t-il eu du dopage sous le nez de Brailsford ? Et si oui, a-t-il pu l’ignorer ? Les zones d’ombre demeurent. Mais ses zones d’influence s’étendent.
 
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