C’est une très grosse fortune qui débarque à Nice à l’occasion du rachat de l’OGCN par ce Britannique forcément ambitieux.


La storytelling est parfaite, conforme à celles des grands capitaines d’industrie. Elle nous narre la trajectoire d’un homme ayant bâti un empire industriel et sa fortune à force d’intelligence, d’intuition, de prise de risques, de détermination, d’autorité, voire de cette dureté de caractère indispensable aux grands accomplissements, toutes ces nobles qualités qui vous élèvent au-dessus de la mêlée. C’est un cocktail savamment dosé d’images d’enfance à la Dickens et d’ascension sociale à la Balzac avec un zeste de romantisme aventurier façon Jules Verne. Il était une fois le petit Jim né en 1952 à Failsworth, dans la banlieue nord de Manchester. Il vit dans un logement social avec sa maman employée dans un bureau de comptabilité et son papa menuisier qui lancera son entreprise de mobilier pour laboratoires. Avec ses copains, il tape dans un ballon, est fan de Manchester United, toujours son club de cœur, et, selon la légende qu’il entretient, apprend à compter en additionnant les cheminées d’usine de briques rouges qu’il voit depuis la fenêtre de sa chambre. La famille s’installe ensuite dans le Yorkshire où le jeune Jim étudie à Hull avant de rejoindre l’université de Birmingham pour y étudier le génie chimique, puis d’enchaîner sur un diplôme de la London Business School. La carrière est lancée. D’abord, en tant que salarié chez Esso, puis il peaufine son apprentissage de l’art de la négociation au sein du groupe américain Advent spécialisé dans le capital-investissement. Et à quarante ans, il hypothèque sa maison et se lance dans les affaires en achetant une première entreprise de produits chimiques auprès de BP.

 

«JR»ET«MRNO»


Quelques années plus tard, en 1998, il fonde Ineos avec deux associés et passe la vitesse supérieure avec une ligne directrice simple : le rachat à bas prix d’entreprises dans des branches négligées par les grands groupes pétrochimiques, leur restructuration et leur développement. Ineos grandit à coup d’acquisitions au point d’employer aujourd’hui près de 20 000 personnes sur près de 180 sites dans plus d’une vingtaine de pays en Asie, aux États-Unis et en Europe, y compris en France (raffinerie Lavera sur l’étang de Berre). Ineos est aujourd’hui un mastodonte du secteur qui réalise quelque 60 milliards de dollars de ventes par an, depuis l’exploitation des ressources à la fabrication de produits de la vie quotidienne (cosmétique, industrie pharmaceutique, etc.), avec quelques ajouts divers ces dernières années (vêtements moto, développement d’un 4x4, etc.). Et Jim Ratcliffe, actionnaire à 60 % d’Ineos avec deux associés à 20 % chacun, a été classé homme le plus riche de Grande-Bretagne par le magazine Forbes avec une fortune estimée à 10,6 milliards d’euros (près du double de Rybolovlev propriétaire de l’AS Monaco), ce qui valait bien d’être anobli par sa majesté Elizabeth II l’an dernier. Sir Jim – appelons-le donc ainsi désormais, une pincée de Conrad pour relever la belle histoire – a, durant toutes ces années, bâti un empire dans une relative discrétion. Quasi inconnu du grand public, son nom revient cependant souvent dans la bouche des militants d’associations écologistes qui voient en ce producteur de plastiques en tout genre, ce partisan de l’exploitation du gaz de schiste un pollueur de première ou dans celle des syndicalistes et autres salariés touchés par les restructurations imposées par Ineos. Il y a gagné quelques sobriquets comme « JR », le vilain tycoon de Dallas, ou « Mr No », autre méchant dans James Bond cette fois. « Mr No » car quand Ratcliffe dit non, c’est non. Les employés de la raffinerie écossaise de Grangemouth qui n’acceptaient pas les sacrifices sociaux exigés par l’acheteur Ineos l’ont vérifié, eux qui ont dû finalement céder en 2013 face aux menaces de fermeture du site décrété par « un milliardaire qui impacte l’économie de toute l’Écosse depuis son yacht en Méditerranée » comme lui ont reproché les grévistes. Cynique sir Ratcliffe ? Il ne s’émeut pas des critiques, argue que sans lui, sans Ineos, ces gens pointeraient au chômage. Il a affiché la même détermination face au gouvernement anglais qui a refusé un coup de pouce fiscal au sortir de la crise de 2008 : le siège d’Ineos a déménagé en Suisse (il est revenu en partie à Londres depuis), dans le village de Rolle, entre Lausanne et Genève, où la mansuétude fiscale est une tradition. De même que, bien que partisan affiché du Brexit, il préfère désormais résider à Monaco au cas où une rupture sans accord surviendrait car on n’est jamais trop prudent.

 

Le milliardaire n’a pas pour devise « l’essentiel est de participer »

 

COUPE DE L’AMERICA ET FROOME


Sir Jim était tranquille, étranger à l’agitation médiatique, pourquoi a-t-il quitté cette « zone de confort » en poussant Ineos à investir dans le sport ? Que le groupe rachète le club de foot Lausanne-Sports il y a deux ans, on peut l’expliquer par sa volonté de s’investir dans la région qui accueille généreusement ses affaires. Qu’il finance le défi anglais pour la prochaine Coupe de l’America, on peut y voir une démarche patriotique. Jim Ratcliffe est à soixante-six ans un amateur de sport qu’il pratique quotidiennement pour son équilibre et pour entretenir ce profil de coureur de fond, aussi élégant en jean-chemise-docksides qu’en costume Savile Row-Church lorsqu’il dirige un conseil d’administration. Il apprécie les sports de plein air, est allé en expédition aux deux pôles avec ses fils, a parcouru l’Afsud à moto, a appris le kitesurf la soixantaine passée comme Phileas Fogg a su dompter un dirigeable pour arpenter la planète. Loisirs de nanti en quête de frissons pourrait-on dire. Pourtant, sir Ratcliffe a surpris son monde en reprenant en début d’année l’équipe cycliste Sky de Christopher Froome. Ou en se montrant intéressé par le rachat de Chelsea, son club de « quartier » où il a ses habitudes. Ce sera finalement Nice, autre club de son « quartier », à deux pas du Rocher. La L1 est plus abordable que la Premier League et un club comme Nice a davantage de chances d’y jouer les premiers rôles (du moins les seconds derrière le PSG) et de fréquenter régulièrement l’Europe. L’investissement d’Ineos sera maîtrisé – c’est le groupe qui s’engage, pas le seul Ratcliffe pour ses petits plaisirs personnels – mais ambitieux car le milliardaire n’a pas pour devise « l’essentiel est de participer » comme disait le Baron.

 

LAVER UNE VILAINE IMAGE DE POLLUEUR


En économie, on évoque le « greenwashing », consistant à s’offrir une bonne conscience écologique ; Ratcliffe mise, lui, sur le « sportwashing ». Car l’essentiel serait plutôt de laver plus blanc la vilaine image de pollueur que traîne Ineos, avec la communication adéquate et l’immense potentiel de relationnel qu’offre le ballon en matière de soft power. Le foot comme machine à laver plutôt que comme cash machine. À quelque cent millions d’euros, le prix évalué du rachat du Gym, c’est une taxe pollueur-payeur vite digérée quand le groupe pèse si lourd. Ça n’empêche pas le plaisir. Celui du supporter niçois qui devrait retrouver le duo Rivière-Fournier aux commandes et se prend à rêver ; celui du nouveau propriétaire des lieux qui affirmait il y a quelques années, comme d’autres assènent qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du boulot : « Chacun devrait, s’il le peut, essayer de maximiser le nombre de journées inoubliables. » Préciser « s’il le peut » n’est pas de trop quand on n’a pas à changer de trottoir.