Situation incongrue ces dernières semaines dans les stades de Ligue 1: les Ultras des clubs français semblent être d'accord sur un point: leurs libertés et leurs droits rétrécissent à vue d'œil. Entre les interdictions répétées, les abus des pouvoirs publics et de nouvelles lois, il faut dire que la situation commence à être critique pour ces supporters.

 

Ultra?


Posons tout d'abord la définition du supporter Ultra: ce sont des supporters qui "passent beaucoup de temps à soutenir l'équipe, à la fois par des chants continus dans le stade, par la présence régulière aux déplacements de l'équipe et enfin par la préparation de nombreuses animations pendant la semaine", selon ce rapport du Sénat. Pour le sociologue Nicolas Hourcade, ces derniers doivent être distingués des supporters "classiques", des associations de supporters "traditionnels ou officiels", ou encore des hooligans, frange très minoritaire étant violente.


Comment alors expliquer, dans un pays où le hooliganisme apparait comme un phénomène isolé, de telles tensions entre les pouvoirs publics et les supporters? La réponse est à aller chercher à la base-même du problème: un système qui semble en décalage total avec la réalité des tribunes françaises.


Décalage profond


"On n'appréhende juridiquement et administrativement les supporters que sous le prisme du hooliganisme et de la violence", note Pierre Barthélemy, avocat de supporters et spécialiste de droit public. Pourtant, selon lui "il n'existe quasiment plus de hooliganisme en France." Un simple constat qui, sans dénier quelques actes de violence très isolés, confirme le fait que la situation est moins pire que souvent représentée.


Même le commissaire Antoine Boutonnet, chef de la pourtant très répressive DNLH (Division nationale de lutte contre le hooliganisme), tempère: "Il existe toujours des creusets du hooliganisme, mais davantage à l'étranger qu'en France."


Mais malgré une situation pacifiée, l'État semble refuser de s'adapter. "Pourtant, tout l'appareil étatique de gestion des supporters ne fonctionne que par rapport au hooliganisme" constate Maître Barthélemy. "On s'acharne donc sur les supporters visibles qui veulent dialoguer et prendre des responsabilités. Dans le même temps, on néglige totalement de s'en prendre aux quelques éléments au sein des supporters qui sont de réels problèmes pour l'ordre public."


Un décalage très profond et un refus de voir la vérité en face qui conduisent inévitablement à des tensions entre supporters et forces de l'ordre : des affrontements -parfois- mais surtout un climat quasi-perpétuel d'opposition.


D'un côté, les forces de l'ordre sont éparpillées en services dont la coopération est souvent limitée: Gendarmerie, CRS, mais également la Section d'Intervention Rapide (SIR) de la Police, ou encore la fameuse DNLH ainsi que la Direction Centrale des Renseignements généraux (DCRG). Des acronymes en pagaille, et des ordres qui différent en fonction des services. Rien de mieux pour créer l'imbroglio et cristalliser la situation avant, pendant, et après les matches. En face, les supporters -souvent accueillis de manière non-conventionnelle- sont désormais dans un rapport de détestation vis-à-vis des forces de l'ordre.


La relation confuse entre les deux parties crée un climat évidemment instable; la moindre étincelle peut embraser la situation et la rendre rapidement violente. Comment en est-on arrivé là? Pour tenter de comprendre en partie ce dossier, il faut explorer plus en détails l'abus de mécanismes souvent inutiles, mettant en avant la cruelle incompétence de l'État sur le sujet.


L'exception devient la norme


Mi-janvier 2016, Pascal Lelagre, préfet du Haut-Rhin, publie un arrêté dans lequel il interdit le déplacement des supporters grenoblois à Saint-Louis (sur proposition du maire), ville alsacienne de moins de 20.000 âmes. Drôle de décision prise dans le cadre du match entre le FC Saint-Louis Neuweg et le Grenoble Foot 38, deux clubs de CFA (quatrième division française).


Alors que la France s'apprête à accueillir l'Euro 2016 avec 24 nations, ne serait-elle pas capable de gérer quelques dizaines de supporters isérois? La question peut paraitre légitime et n'apparait pas comme un cas isolé, loin de là. Relayée par les médias locaux, cette histoire est le symbole de la multiplication d'une mesure administrative collective prise par le ministre de l'intérieur ou les préfets: l'interdiction de déplacement.


Initialement réservées aux matches « à risque », tels que les derbys chauds ou matches entre ennemis jurés, ces interdictions semblent désormais tomber de manière régulière.


"Nous sommes passés de 3 interdictions pour la saison 2011/2012, à 39 pour la saison 2014/2015 et à plus de 190 cette saison (état d'urgence inclus). C'est aberrant » constate Pierre Barthélemy. Les chiffres parlent d'eux-mêmes, et ces mesures liberticides apparaissent aujourd'hui pour l'avocat comme « une solution de facilité, quand les Préfectures et la DNLH refusent de dialoguer en amont avec les supporters pour organiser leur venue."


Interdiction et fichage : pleins pouvoirs pour les clubs


Un refus de coopération qui a des incidences à toutes les échelles, comme par exemple sur les interdictions de stades assignées à certains individus. Brandie par Michèle Alliot-Marie après les événements violents de PSG/Caen en 1993, cette mesure, qu'elle soit pénale ou administrative, est devenue monnaie courante pour les pouvoirs publics en 20 ans.


A l'origine judiciaire, cette interdiction (IJS) devait être prononcée par un juge à la suite d'un procès. Introduite en 2006, l'interdiction administrative de stade (IAS) offre quant à elle la possibilité de bannir des stades tout individu sans l'auditionner, en lui transmettant un simple courrier du préfet pour le notifier de la décision. Sans oublier l'obligation d'aller pointer chaque soir de match au commissariat, assortie d'office à toute IJS et souvent rajoutée aux IAS. « Pour certains, c'est 70 fois par an entre les matchs de leur club et ceux de l'Équipe de France, soit un soir sur cinq » déplore Pierre Barthélemy.


Surement mécontent de ce système, le député LR Guillaume Larrivé (appuyé par le gouvernement) a décidé d'aller encore plus loin. Ce dernier portait en effet au début du mois une proposition de loi à l'Assemblée Nationale, adoptée à l'unanimité : un texte "anti-hooligans et pro-supporters" selon lui, qui permettra tout simplement aux de refuser l'entrée à certains supporters, qu'ils pourront ficher.


"On passe désormais à une interdiction de stade prononcée par un club, société commerciale, sans aucun contrôle" constate Pierre Barthélemy. Aujourd'hui, les clubs ne peuvent refuser que les personnes interdites de stade (IJS et IAS, soit 367 personnes en 2014/2015). Demain, tout individu jugé nuisible par le club pourra se faire bannir.


Lorsque l'on voit la réaction gênée du PSG ou de la Ligue après des banderoles pointant la gestion floue du club et ses liens avec le Qatar, nul ne doute que les clubs sauront profiter de ce nouveau levier pour continuer à écrémer leur public. Des amendements proposaient d'instaurer des garanties quant à cette mesure, ils ont été rejetés.


Parallèlement à cela, « les organisateurs de ces manifestations sont autorisés à établir un fichier de données pertinentes relatives à ces personnes, et à les conserver pendant une durée maximale de trois ans » précise le texte proposé par M. Larrivé. Une manière comme une autre de légaliser le fichage de supporters, concept qui rappelle étrangement le « fichier STADE » mis en place par le ministère de l'Intérieur en avril dernier.


Ce dernier autorisait la préfecture de Paris à ficher les supporters jugés gênants au Parc des Princes. Saisi, le Conseil d'État avait suspendu l'arrêté mi-mai, notant une atteinte au « droit au respect de la vie privée ». Finalement, ce dernier avait rendu sa décision le 21 septembre dernier, en annulant quelques dispositions, comme la transmission automatique de données personnelles et leur envoi aux clubs, sans pour autant remettre en cause la validation dudit fichier.


Refus de coopération


Mais, cette équation, où lois et autres interdictions s'empilent, comporte une constante : le poids des supporters eux-mêmes dans l'élaboration de ces décisions. « Il est inexistant » déclare Pierre Barthélemy. Car le vrai mal du sport français avec ses supporters réside dans la méthode employée. « On ne prépare pas une loi sur les supporters en refusant de recevoir les supporters » déplore l'avocat, pointant le refus de recourir aux Fan Projekts, structures mises en place en Allemagne, ou encore aux Supporters Liaison Officers (SLO), réforme proposée par l'UEFA qui a pour objectif d'instaurer un intermédiaire entre club et supporters pour favoriser le dialogue.


L'Association Nationale des Supporters (ANS), le Conseil National des Supporters de Football (CNSF) et tous les Ultras de France se rejoignent sur le fait qu'ils ne sont pas écoutés : que cela soit pour une simple décision de la LFP ou une proposition de loi, jamais la parole n'est donnée aux intéressés, ni-même aux parties prenantes sur le terrain (membres de la sécurité, par exemple).


François de Rugy (ex-EELV) a fait amender avec succès ce texte en prônant la création d'une Instance nationale du supportérisme, afin d'établir un dialogue à l'heure actuelle inexistant. Lequel soutenu par le ministre des Sports, Thierry Braillard, qui sauve ainsi la face alors qu'il appuie lui-même cette loi -lui qui avait commencé son discours en soulignant que le regard sur la question « ne peut se résumer qu'à un aspect répressif ».


Aujourd'hui plus que jamais, dans les jolis nouveaux stades français, il serait temps de remettre les supporters au centre du jeu, des simples spectateurs aux Ultras. Et changer tout simplement de politique sur la question, comme le résume Maître Barthélemy: « L'alourdissement perpétuel de l'arsenal répressif n'a aucun effet bénéfique sur les chiffres de la délinquance dans les stades. En revanche, il augmente les tensions et fonde de plus en plus de décisions liberticides abusives. » La liberté pour les Ultras, ce n'est définitivement pas pour tout de suite...