En décembre, «Libération» rencontrait Julien Fournier, directeur général du Gym, avec une question : comment créer de la valeur dans le foot ? Vendredi, le président du club et lui-même ont annoncé leur départ à la suite de désaccords avec les actionnaires. Entretien testament.

 


En 2011, l’actuel président de l’OGC Nice, Jean-Pierre Rivère, rachetait le club azuréen pour 12 millions d’euros. Cet automne, le quotidien l’Equipe le valorisait - généreusement, selon la direction du club - à 130 millions d’euros, ce qui faisait du Gym le 5e club français après les quatre mastodontes que sont l’AS Monaco, le Paris-SG, l’Olympique lyonnais et l’Olympique de Marseille. Valoriser un club est particulièrement difficile : non seulement les paramètres sont nombreux (capital immobilier ou immatériel, propriété ou non du stade, valeur de la marque sur le marché domestique et à l’international...) mais ils sont aussi fluctuants ; une descente en Ligue 2 (où les droits télé et les perspectives de progression des joueurs sont réduits à néant ou presque) pouvant couler l’entreprise et un joueur figurant parmi les actifs du club pouvant voir sa valeur tripler en quelques mois, pour ne pas dire en quelques matchs.


On s’est ainsi longuement posé en décembre avec le directeur général de l’OGC Nice - et codirecteur du projet niçois depuis 2011 et l’arrivée de Rivère -, Julien Fournier, pour tourner autour d’une problématique unique et fascinante : la création de valeur dans le foot. Ses tenants, ses aboutissants, ses postes clés, ses leurres.


En creux, on avait décelé quelques tiraillements entre le binôme Rivère-Fournier et les propriétaires sino-américains (le fondateur du groupe hôtelier Plateno, Alex Zheng, Elliot Hayes, Chien Lee et Paul Conway), qui ont racheté 80 % des parts du club en juin 2016 : ces désaccords portant essentiellement sur le refus des Sino-Américains d’engager des joueurs expérimentés pour encadrer les plus jeunes ont poussé vendredi Rivère et Fournier à annoncer leur départ le plus tôt possible, le temps pour les actionnaires majoritaires de leur trouver des remplaçants.


Alors que le binôme vivra son dernier derby ce mercredi soir sur la pelouse de l’AS Monaco à l’occasion d’un match en retard de la 17e journée de Ligue 1, c’est donc une vision rétrospective, voire testamentaire, qui s’exprime ici. Et qui raconte les coulisses des sept années durant lesquelles un club perçu au départ comme excluant et dont le maintien en Ligue 1 était le seul horizon sportif a progressé à pas de géant, s’invitant jusqu’au tour préliminaire de la Ligue des champions et se payant le scalp des plus gros clubs hexagonaux (deux 4-0 devant Monaco, 4 points pris contre le Paris-SG lors de la saison 2016-2017) grâce à l’un des plus beaux footballs de France. Si les contraintes qui pèsent sur les clubs de Ligue 1 et leur environnement (médias, concurrence exacerbée) sont à peu près les mêmes d’un club à l’autre, la vision défendue par Rivère et Fournier est très particulière : elle s’articule autour d’un pilier, l’entraîneur, tout à la fois garant des résultats sportifs (une relégation en Ligue 2 et c’est l’accident industriel), de la progression des joueurs (donc de leur monétisation sur le marché des transferts) et de l’image de l’équipe tant par son exposition médiatique (un coach passe devant les micros quatre fois par semaine) qu’à travers le jeu de l’équipe qu’il entraîne.


Combien vaut l’OGC Nice aujourd’hui ?


Le prix qu’un acheteur est prêt à mettre.


C’est une défausse...


Absolument pas. Le football est un secteur d’activité économique, mais il n’est pas normé. Le prix d’une tonne de cobalt, je le connais. Ou la valeur d’une voiture à l’Argus. Mais dans le foot, il n’y a pas d’Argus. Le prix d’un club est donc extrêmement sensible à la notion d’offre et de demande : s’il est le seul en vente, ça monte vite. Mais si l’économie locale est catastrophique... Allez, pour l’OGC Nice, je vous dis entre 80 et 110 millions d’euros. C’est vrai qu’un club est aussi une marque, il dispose d’un actif de joueurs monnayable sur le marché des transferts, il peut aussi posséder un patrimoine immobilier.

 

C’est quoi, la «marque» ?


L’histoire que l’on va pouvoir raconter. Attention : il ne s’agit pas de raconter des histoires, mais de raconter UNE histoire, ce n’est pas du tout pareil. Et pour qu’il y ait une histoire, il faut que l’investisseur voie une cohérence entre ce qu’il fait depuis quelques années en dehors du foot et ce pour quoi il vient dans le foot. Après, ce récit peut évoluer. Quand on [le président Jean-Pierre Rivère et lui, ndlr] reprend le club en 2011, la seule ambition est de ne pas descendre en Ligue 2 et elle infuse tous les étages du club et au-delà, de l’environnement médiatique ou politique aux employés administratifs en passant par l’entité sportive. On a alors un profil de joueurs expérimentés, 31-32 ans, taillé pour la survie, avec un style de jeu centré sur le combat. Très vite, on échange avec Jean-Pierre Rivère et on se dit : soit on continue comme ça jusqu’à ce qu’on finisse par descendre, car ça finit toujours par arriver à ces équipes-là, soit on change tout. C’est cette réflexion qui nous a conduits à prendre Claude Puel. L’entraîneur, c’est le maçon. Celui qui porte le projet, qui construit le récit du club. Pour nous, il y a deux catégories. L’une d’elles regroupe les coachs qui arrivent dans un projet quasi abouti et qui savent faire les derniers mètres qui mènent à la victoire. Didier Deschamps, par exemple. Quand il arrive à Marseille en 2009 après le coach belge Eric Gerets, le club est en état de marche, l’équipe est forte, manque juste les titres. Le mec qui est à 400 % dans la gagne à l’exclusion de tout le reste. Deschamps prend César Azpilicueta et Lucho Gonzalez : c’était cher [6 et 18 millions d’euros de transfert, une sacrée somme en 2009] mais il faut ce qu’il faut, le titre de champion de France en 2010 a été à ce prix.

 


Et la deuxième catégorie d’entraîneur ?


Ceux qui ont aussi envie de gagner mais qui paramètrent autre chose, comme la progression du joueur. C’est une prise de risque : Jordan Amavi [alors âgé de 19 ans] coûte deux buts contre Montpellier pour la dernière de Nice au stade du Ray (2-2, le 1er septembre 2013) mais c’est assumé. Amavi jouait attaquant avant que Claude Puel ne le repositionne au poste de défenseur latéral gauche : il était en phase d’apprentissage, et forcément... En prenant Puel, on savait qu’il aurait le courage d’aligner des jeunes et d’assumer le déficit de points qui va avec. En retour, on a prolongé son contrat au moment précis où l’équipe venait de perdre son 8e match de suite. Pour le sécuriser. Les gens n’ont pas compris. Ils s’attendaient à ce qu’on le vire. Mais on était dans une temporalité différente. Cette temporalité, qui est celle de la construction du joueur, crée une sorte de valeur différée : celle de la revente sur le marché des transferts.


Vous l’assumez ?


Parce que vous connaissez des clubs français qui négligent la vente des joueurs ? Il est de bon ton aujourd’hui de parler de billetterie, de recettes «jour de match»... La réalité, c’est que le budget d’un club dépend des deux postes suivants : les droits télé [Nice a touché 29,7 millions d’euros de droits à l’issue de la saison 2017-2018] et les transferts. Après, le timing est très important. A Nice, un jeune signe cinq ans, sans revalorisation salariale ni départ les deux premières saisons. L’idée consiste à l’amener à une sorte de maturité sportive [donc financière], du moins dans le cadre niçois, où l’on travaille sur des jeunes. A chaque échelon, l’entreprise doit être obsédée par la progression du joueur. Ce n’est pas sans inconvénients sur la perception du projet à l’extérieur : ça veut dire que vous laissez partir [en mai 2015] Didier Digard, le capitaine emblématique depuis plusieurs saisons, pour prendre Jean Michaël Seri, que personne ne connaît et que vous allez chercher dans un club portugais [Paços de Ferreira] que personne ne connaît non plus.

 

Le défenseur brésilien Henrique Dalbert est parti au bout d’une saison...


On l’avait acheté 2 millions au Vitória Guimarães, au Portugal : on l’a revendu 30 millions à l’Inter Milan. Après avoir écarté des propositions à 3, puis 5, puis 12 millions d’euros, alors que certains actionnaires nous poussaient à céder. Il a fallu être solide (sourire). L’idée, c’est de tendre l’élastique au maximum, sans qu’il casse.


Vous êtes le seul club français à avoir assorti les contrats des joueurs de clause de valorisation : un prix de réserve en deçà duquel vous vous réservez le droit de ne pas le céder. Quel est le but ?


Primo : garder la main sous le prix de réserve. Prenons l’exemple d’un joueur disposant d’une clause de 50 millions. Si un club met 50 millions, il part. Et si un club veut négocier sous cette barre des 50, peut-être qu’il part... et peut-être pas, c’est Nice qui décide. Deuxièmement : envoyer un signal sur la valeur du joueur. Prenons un joueur X : il n’aura pas la même valeur s’il joue à Nice ou à Monaco. C’est injuste, peut-être même absurde, mais c’est ainsi. La clause permet de rétablir l’équilibre : quand on valorise Youcef Atal [défenseur droit] à 70 millions d’euros, on envoie un message. Du genre «si vous le voulez, c’est tant». Sinon, on discute. Et le Gym garde le contrôle.


Si cette clause est usuelle dans certains pays (Espagne, Brésil...) la Ligue professionnelle l’a déclarée illégale en France dans les contrats liant le club et le joueur.


Oui. Mais la Fifa admet ces clauses. Et elles ne sont pas contraires aux lois françaises encadrant les contrats de travail : on a même des études portant sur le milieu professionnel où elles sont considérées comme conformes. Le jour où il y aura un désaccord [c’est-à-dire quand un joueur sous contrat avec Nice partira pour un prix inférieur à la clause sans l’accord du club], on va au tribunal de droit commun. Et on verra si un règlement édicté par une association prend le pas sur la loi française.

 


Quel est l’intérêt du joueur de souscrire à cette clause qui, si l’on comprend bien, transfert une partie de son libre arbitre au club avec lequel il est sous contrat ?


Parce qu’on l’intéresse à la transaction finale. Et on l’écoute. Les meilleures offres concernant Alassane Pléa [attaquant, transféré cet été au Borussia Mönchengladbach et tout récent international tricolore] venaient d’Angleterre mais on est allé dans le sens du joueur, qui préférait l’Allemagne. Et Alassane Pléa a signé où il voulait jouer.


Le trading de joueurs n’a pas toujours bonne presse. Monétiser des hommes...


Revendre un joueur plus cher qu’on l’a acheté est la conséquence du bon travail du club. Pour créer de la valeur, il faut un boulot quotidien, des compétences, un œil aussi. Quand on revend Jordan Amavi 13 millions d’euros à Aston Villa après l’avoir formé, on réinvestit cette somme [plus 2 ou 3 millions] pour refaire le bâtiment des services administratifs et les chambres du centre de formation.


C’est si important que ça, le foncier ?


Il y a le prix que ça vaut et qu’on impute dans les actifs du club. Mais pas seulement. Quand vous cherchez à convaincre Claude Puel de venir et que tout ce que vous pouvez lui montrer c’est un stade vétuste [celui du Ray, abandonné en 2013] et un centre d’entraînement digne de l’ex-URSS... Un Favre [entraîneur suisse, aujourd’hui leader du championnat d’Allemagne avec Dortmund], un Hatem Ben Arfa [15 sélections avec les Bleus] ou un Wesley Sneijder [134 sélections avec les Pays-Bas, 4e du classement du ballon d’or en 2010], ce n’est pas rien. Longtemps, on leur montrait l’avancement des travaux, les tractopelles. Puis l’Allianz Riviera, notre nouveau stade depuis 2013. Quand Ben Arfa arrive en 2015, il n’y a pas d’eau chaude au centre d’entraînement trois jours sur quatre. Peut-être qu’il s’en fiche, peut-être pas. Mais pour performer sur la durée, il faut l’eau chaude. Et les gamins ? Une famille va vous confier son gosse de 13-14 ans : comment voulez-vous qu’elle soit insensible aux conditions d’accueil ? Vendre un certain confort n’est pas suffisant, bien entendu. Mais c’est nécessaire. Aujourd’hui, quand l’entraîneur programme deux séances quotidiennes, les joueurs ne sont pas obligés de rentrer chez eux entre les deux.

 

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Mario Balotelli, Ben Arfa, Wesley Sneijder... L’arrivée de superstars a-t-elle valorisé la marque OGC Nice ?


Ça met un éclairage sur le club. Puel aussi, ce n’était pas rien : il venait quand même de disputer une demi-finale de Ligue des champions [avec l’Olympique lyonnais] et de sortir le Real Madrid de Cristiano Ronaldo. Favre, c’est un écho en Allemagne et en Suisse. Mais je ne crois pas que ce soit décisif. Déjà, tout le monde comprend que si ces joueurs-là sont chez nous, c’est qu’ils sortent d’un échec. Ensuite, il y a le risque d’être catalogué «maison de remise en forme». Ce qui m’importe, c’est que Balotelli et Ben Arfa sont arrivés repliés sur eux-mêmes. Et qu’ici, ils se sont ouverts.


Existe-t-il une cote indiscutable permettant de fixer le prix d’un joueur ?


Il existe des cabinets d’expertise en capital immatériel qui travaillent sur le foot, oui (Il montre un dossier monté par une agence française où des joueurs sont présentés sur une pleine page et découpés en caractéristiques diverses, dont un chiffre de valorisation). Il faut parfois amender suivant l’état de forme, le retour de blessure... Attention, le capital humain d’un club ne s’arrête pas aux joueurs. Les dirigeants comptent aussi : tenir le cap, ne pas envoyer de signaux contradictoires...


Ça n’a pas dû être facile de rompre avec Puel à l’issue de la saison 2015-2016, avec une équipe terminant le championnat à la 4e place de Ligue 1 derrière Paris, Lyon et Monaco...


Si, c’est facile : il suffit de lui dire que l’on s’arrête. Remplacer un entraîneur comme Puel, en revanche, c’est difficile. Il avait fait de l’OGC Nice un club qui avait toute sa place en Ligue 1, capable d’empêcher les plus gros de tourner rond. Il mettait son nez partout, parfois de façon excessive mais tout était à faire : c’était l’homme qu’il fallait puisque l’on repartait de zéro. Celui qui lui a succédé, Lucien Favre, avait une aura européenne. Moins bâtisseur que Puel, mais avec une obsession de la compétition et du jeu, beaucoup de clubs à ses pieds... Il n’a pas été simple à convaincre. Lors de la première partie de la saison 2015-2016, Puel nous dit qu’il refuse de prolonger pour l’instant. Hors de question de subir la situation : on lâche des noms bidons dans la presse et on fait passer des messages à Favre, alors sans club, qui était en stage d’observation à Naples. Pas de réponse. On insiste. Et Favre nous fait savoir que Nice ne l’intéresse pas.


Du coup, vous avez fait comment ?


On s’est rencontré en février dans un village paumé, en Suisse. Un restaurant tout au bord d’une route au milieu de nulle part et on a discuté pendant deux heures, du club de Nice et du foot. Puis on s’est revu. Il s’est en quelque sorte mis en situation, c’est-à-dire qu’il regardait les matchs de Nice à distance et nous faisait les débriefings : «Lui, on peut le vendre, lui, il peut jouer plus haut.» Pour qu’il affine son regard, on lui parlait des blessés, les situations contractuelles... Une sorte de jeu de simulation. Il était très hésitant à se prêter à l’exercice au départ, par respect pour Claude Puel et son travail. On y a passé des après-midi entiers. Nous lui avons aussi fait remarquer que lui, Suisse francophone, n’avait jamais entraîné en France. Enfin, on lui a fait passer l’idée qu’il y aurait des contraintes [économiques] mais pas d’ingérence sur les choix sportifs. Aujourd’hui, Favre est associé à l’idée du beau dans le foot, les buts, la prise de risque, le plaisir.


Pour en revenir à cette idée de marque, le beau est-il monnayable dans le foot ?


Ça vaut de l’argent. Mais ce n’est que la conséquence de ce qui est créé : ça vaut pour un joueur comme pour un club. Le beau n’a jamais été conceptualisé pour augmenter la valeur d’une marque, c’est d’une connerie sans nom. Après, oui, il a toujours été clair pour nous que c’est avec des joueurs techniques et une équipe offensive qu’on y arrive dans le football.


Pour anticiper le départ programmé de Favre au Borussia Dortmund, vous vous tournez vers Patrick Vieira : champion du monde et d’Europe avec les Bleus certes, mais avec une expérience de coach principal limitée au championnat nord-américain. Pour reprendre cette idée de récit, pourquoi lui ?


Ce choix comporte une part de risque. C’est un virage, bâti sur le constat que l’on fait à la fin de la saison dernière : le joueur niçois est intelligent et technique, Puel l’a développé dans ce sens, Favre aussi. Mais le pendant de ces caractéristiques, ce sont des manques au niveau de l’agressivité. Bien sûr qu’il faut se placer dans une sorte de continuité, raccord avec l’ADN [la technique, l’offensive] de l’équipe. Mais dans le foot, il y a des duels, des contacts, du combat. Sans connaître personnellement Patrick Vieira, il nous apparaissait une personnalité apaisée, un sage, sans pression. Mais sur un terrain, c’était un guerrier. Et c’est ça qu’on voulait voir projeter chez les joueurs de l’effectif. J’en reviens à la notion de récit : il faut le bon entraîneur au bon moment. Favre avant Puel, ce n’était pas possible. Et Vieira avant Favre non plus.