Il est né le divin enfant. Alléluia ! On l'attend depuis si longtemps. Tel l'Imam caché, le Messie des Juifs ou le Jugement Dernier. Interminable attente eschatologique qui finit par donner à cet objet un caractère quasi mystique, le caractère de tout qui existe en puissance mais ne se matérialise jamais : l'Arlésienne de Daudet, la régulation du capitalisme financier, la réussite au mérite, un arbitrage impartial dans le football, un stade digne de ce nom à Nice.

 



L'attente fut longue, interminable. Tellement longue qu'elle n'en était même plus une. On avait cessé d'espérer. Comme les Kurdes et les Palestiniens qui n'espèrent plus rien. Et pourtant, comme eux, les Niçois ne demandaient pas la Lune. Seulement ce qui leur revient de droit et, en l'occurrence, ce qui aurait dû accompagner naturellement le développement de la cinquième ville de France depuis au moins dix ans. Pas un miracle, un dû. Aussi avait-on fini par ne plus rien attendre, résigné à supporter un club médiocre dans des conditions médiocres, à servir de rouage involontaire de la médiocrité qui, inlassablement, entraîne la médiocrité. Dupé, possédé, trompé et même, sur le fond, volé, par la médiocrité proverbiale d'une classe dirigeante locale de beaux parleurs, de magistrats ou de pilotes de motos, par définition étrangers à l'entreprise comme au bien commun, affairiste à défaut d'avoir le sens des affaires, et souvent, hélas, atteinte d'une mégalomanie et d'un amour de soi si un peu en rapport avec le bilan d'actions au mieux discutables, au pire, comme dans le cas du stade, faites d'obstruction bassement politicienne.

 

Alors le Niçois, tel Diogène logé dans un tonneau, était devenu - mais ce n'était pas un choix cynique ! - philosophe. Une sorte de vieux sage qui avait fini par s'énamourer de son tonneau de supporter, fait de grillages, de tubes d'acier, de mauvais néons, de béton fissuré, de toilettes sans papier, de rues sans parking, de haut-parleurs crachotants, dégageant un je ne sais quoi de glauque et de déprimant. Mais bon, c'était devenu notre tonneau, notre Ray, et on a fini par s'y attacher, parce qu'au fond il ressemble tellement à la médiocrité de tout ce qui touche de près ou de loin à notre Crystal Palace local et qui fait de chacun de nous un Freddy Mercury en puissance, fier de défendre un club et des valeurs par nécessité à nuls autres pareils ! Parce que la fierté est au supporter niçois, comme au Kurde ou au Palestinien dont nous parlions, l'ultime défi, l'ultime parade du faible et de l'humilié. L'arme du pauvre, en somme.

 

Alors, oui, le Ray demeurera à jamais au fond de notre cœur et nous verserons tous une larme lorsqu'il faudra, en l'abandonnant, abandonner un pan de nos jeunesses, de nos vies, de notre histoire et, osons le mot, de notre culture. Qu'il sera déchirant ce moment, qu'elle sera dure cette séparation. Mais soyons réalistes et adultes quelques instants, qu'il sera bon de pouvoir enfin, même si rien n'est jamais écrit, en sport plus qu'en toute autre chose et à Nice plus qu'ailleurs, rêver d'échapper un jour à cette condition de looser dans laquelle nous nous sommes drapés par nécessité et non, bien évidemment, par goût, et qui a contribué à forger ce que nous aimons à considérer comme notre «mentalité», mais qui n'est que l'oripeau pathétique de la bassesse de la condition dans laquelle on nous tient depuis trop longtemps. Alors oui, rien n'est acquis, ni pour aujourd'hui, ni pour demain et son histoire a enseigné au Niçois (à celui qui l'a connaît), qu'il faut toujours se battre et que l'ennemi est souvent de l'autre côté du Var, ou en tout cas, parle en son nom. Mais pour la première fois depuis près de trente ans, le supporter du Gym se voit enfin tracer une perspective. Certes, ce n'est qu'une perspective, une vague ligne d'horizon flou. Mais pour l'aveugle au fond de son tonneau que nous sommes, une telle fulgurance constitue un miracle, une transfiguration. Certes, tous les grands stades n'ont pas de grand club. De plus, tous les clubs, petit (la preuve !) ou grand, font leur "grand stade" tout confort. Néanmoins, et même si les exceptions pullulent, un constat global s'impose : pas de grand club sans grand stade moderne et fonctionnel, trop de clubs médiocres dans des installations médiocres (re-la preuve !).

 

Pourtant on comprend que ce qu'il y a de copernicien dans une telle révolution déstabilise, déroute, trouble. Et déjà les critiques se font entendre. "Olympique Nice Stadium". Là ou un "Estadi nissart" aurait ravi le peuple et réveillé les consciences les plus profondément assoupies. Il porte encore un nom provisoire, comme il sied à tout bâtard (un savant mélange d'Estrosi, pour l'annulation du précédent projet et la paternité du présent, de Vialatte, pour l'annulation du premier projet, et de Payrat pour l'ensemble de son œuvre si vaine). Et nul doute qu'il deviendra, lorsqu'il faudra déclarer l'heureux bambin au maire, "Vinci Stadium" ou quelque chose dans ce (mauvais) goût là. Mais ce n'est qu'un détail fâcheux. Rien de plus. Au fait, qui appelle encore le Ray "stade Léo Lagrange" (un nom véhiculant pourtant de saines valeurs) ? Dans dix ans, il sera pour tous, et surtout, pour nous, le "stade St Isidore". Du nom d'un quartier de Nice (oui, St isidore est bien un quartier de Nice n'en déplaise à certains), comme le Ray du reste !

 

Il y a trois anneaux, des sièges partout, il est assurément trop grand pour le moment, il est en bois, il est loin de chez moi, il n' a pas assez de places de parking, il est trop ceci ou n'est pas assez cela. Oui. Mais il est beau, fonctionnel et neuf. Et franchement, lorsque l'on vient du Ray, de tels atouts ne sont pas minces. Et les arguments des pourfendeurs de la plaine qui osent tout à la fois prétendre que mal situé il sera vide et qu'il sera impossible d'y acheminer 35 000 personnes (sic !) ont parfois de quoi réjouir l'amateur de calembours. Ce qui compte n'est bien sûr ni la couleur des sièges ou du papier des toilettes, ni même le nom. Ce qui compte c'est nous. Le stade n'est que le réceptacle, le tabernacle de l'Aiglon, le temple où vit notre passion. Ce qui compte ce n'est pas la couleur des murs qui abritent notre foi, mais qu'ils puissent être suffisamment grands et accueillants pour abriter tous les fidèles, pour susciter les vocations dont notre Gym a tant besoin, qu'ils offrent un cadre proportionné (et en la matière on peut plus facilement remédier à un trop grand qu'à un trop petit) à la liturgie que notre passion nourrit, et qui sera, n'en doutons pas, sans cesse plus créative, inventive et grandiose, tant il est vrai que l'on construit un stade pour plus d'un demi-siècle.

 

Car, ne nous y trompons pas, nous vivons notre révolution darwinienne, relativiste, freudienne, et ces révolutions ne se firent pas sans heurt, comme toute remise en cause profonde. On ne change pas de paradigme comme de caleçon, même lorsque l'on est "que" supporter. Alors, avant de tirer à boulet rouge sur ce qui est nouveau parce que c'est nouveau, efforçons-nous de mesurer, et à vrai dire cela n'est guère facile tant manque le recul par définition, les dimensions d'opportunité, de singularité, d'incroyable ambition et d'innovation de ce projet, bref tout ce qui nous dit, même confusément, que ce qui est avenir est dans la Plaine, dans le neuf, dans le moderne et dans le grand. Car l'on a jamais vu que pour gagner et exister il fallait ramer à contre courant d'évolutions dont on peut à juste titre redouter les effets, tout en sachant qu'on ne peut les changer mais seulement juste essayer (ce n'est déjà pas une petite ambition) de les amender. Le stoïcien disait en substance : mieux vaut changer mes désirs que l'ordre du monde. Sans tomber dans le fatalisme du vieux Marc-Aurèle, reconnaissons qu'il est des leviers qui nous échappent, mais qu'il est aussi des terrains, circonscrits, sur lesquels nous pouvons et devons agir. Car, ne nous y trompons pas, ce stade est plus qu'un stade, il est à ce jour la seule bouée de sauvetage de notre cher club. Car, ne nous y trompons pas non plus, le stade sera ce que nous en ferons.

 

Cependant, tout cela est somme toute peu de chose en regard de cette immense nouvelle, de cette Bonne Nouvelle : il est né le divin enfant !

 

 

Photos : ville de nice, bobtheque.com, photo.magazine-avantages.fr, voetbalcamps.nl, lateralenissart.com.